Un patrimoine protestant méconnu, les cimetières familiaux

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 L’interdiction du protestantisme en France, de 1685 à 1787, et la disparition des cimetières protestants, ont contraint les « nouveaux convertis » restés secrètement fidèles à leur foi à se faire enterrer hors du cimetière catholique : dans les caves, les jardins, les prés. Les autorités ont fini par fermer les yeux (à partir d’une déclaration de 1736), dès lors que la mort était dûment signalée par écrit, et une tradition est née, qui a survécu jusqu’à nos jours, devenant un signe fort de l’identité huguenote – et des paysages protestants – dans la France contemporaine. Ces cimetières familiaux, au nombre de plusieurs milliers dans les régions rurales protestantes, très inégalement connus et conservés, commencent à être étudiés : forme de l’enclos, présence ou non d’un arbre signal, inscriptions bibliques.

S’il est un patrimoine familier aux protestants – si familier et familial qu’ils ne sauraient le percevoir comme patrimoine – et totalement étranger au reste de la population, ce sont bien ces minuscules cimetières familiaux qui parsèment, encore aujourd’hui, les régions rurales marquées par le protestantisme, du Poitou au Dauphiné. Avant d’en étudier les origines et la disposition, je voudrais rapporter quelques éléments, très disparates, d’appréciation de cette étrange spécificité huguenote. Un souvenir personnel, tout d’abord : lors d’enquêtes orales menées en 1982 dans l’Aubrac lozérien, cette terre puissamment catholique où le cimetière, comme il se doit, entoure l’église paroissiale1, des dames par ailleurs très sympathiques, apprenant que j’étais un protestant des Cévennes, ont commenté avec une sorte d’épouvante stupéfaite ce qu’elles avaient entendu dire sur cette région : il paraît que, là-bas, les gens sont enterrés partout !2 Un sentiment que l’écrivain Jean Carrière avait fait sien, dans son chef d’œuvre funèbre sur les Cévennes, L’Épervier de Maheux, en imaginant un pays pétri d’ossements :

  Communal        Cimetière    Familial

Pour couronner le tout, reste le petit cimetière à usage familial ; il en existe qui sont dignes d’un décor d’épouvante, avec leurs louches renflements de terre boursouflée, leurs stèles contrariées par des mouvements souterrains, comme ces cimetières d’Écosse ou d’Europe centrale, lieux de prédilection des vampires et des lycanthropes.

Généralement, il aligne ses tombes à proximité de la maison (on les aperçoit des fenêtres, on est obligé d’y passer matin et soir), soit pour soutenir le moral des vivants dans les épreuves quotidiennes en leur rappelant que tous ces emmerdements finiront un jour ou l’autre, soit pour faciliter les choses, et rendre le trajet moins long quand viendra l’heure ; à moins que ce soit tout simplement parce que les gens qui l’ont installé là n’avaient pas d’imagination. Les orties, qui raffolent des endroits humides, s’y multiplient avec une rare exubérance.

1 À Pradelles, en Haute-Loire, le cimetière est situé en contrebas du village, et sa porte d’entrée porte l’inscription suivante, m’a rapporté l’archiviste diocésain de Mende : Hic Pratella, non super. « Ici se trouve (vraiment) Pradelles, non en haut ». Ce qui montre aussi combien la mort est collective en pays catholique, contrairement à la dissémination huguenote.  Un trait confirmé par l’inscription sinistre, aujourd’hui enlevée mais photographiée par Michel Vovelle dans La mort et l’occident (Gallimard, 1983), et qui narguait les automobilistes sur la route nationale 106 à hauteur de la Grand-Combe (Gard), à l’entrée du cimetière : « Nous avons été ce que vous êtes, vous deviendrez ce que nous sommes ». Ce « nous » funèbre, agressif et anonyme est impensable dans la culture huguenote où les morts sont les seuls membres de la famille, restés à proximité des maisons et des prés, et non exilés dans une ville fantôme.

2 Quelques années plus tard, la prieure du Carmel de Mende, mère bonnet de Paillerets, évoquant spontanément les origines protestantes de sa famille, me disait non sans émotion que son ancêtre avait été enterré dans le jardin de leur hôtel particulier, à Marvejols, peu après la Révocation.

Document source : https://journals.openedition.org/pds/2497