Cabrillac – Un hameau sur l’Aigoual

d’Yves Grellier

Cabrillac était, au début des années cinquante, un hameau montagnard peuplé de paysans. Comme pour des milliers de hameaux et de villages français, la modernisation a fait son œuvre. Il n’y a plus de paysans, pas même des agriculteurs.

L’évolution aurait pu être celle décrite par Alexis Monjauze qui, il y a vingt ans déjà, évoquait ces lieux « de plus en plus brutalement dépeuplés. Les demeures abandonnées, la ruine a attaqué les bâtiments comme un cancer, et les maîtres d’école eux-mêmes, cependant maintenus jusqu’à la plus extrême limite, se sont repliés à leur tour faute d’élèves. (…) La tragédie s’aggrave d’une certaine reconquête, fille de cette civilisation des loisirs souvent si indifférente et si désinvolte. (…) Un joyeux peuple de vacanciers sème ses maisons fantaisistes, ses chalets et ses cabanons falsifiés là où des siècles avaient secrété dans le schiste ou le granite, des hameaux héroïques. Un peuple de ramasseurs, cueilleurs et chasseurs s’en donne à cœur joie sur les ruines du pays ».

Le premier directeur du Parc National des Cévennes parlait d’or. Cabrillac pourtant, situé dans la zone centrale de ce Parc, n’a pas totalement suivi ce chemin de décadence. D’abord les choses sont allées lentement. L’école, car il y en eut une – mais combien de temps ? – est fermée depuis le début des années 1880. La fin du siècle dernier marque la plus forte baisse de population. Dès la fin des années trente, il ne reste que trois exploitations. Mais le terroir agricole n’est pas abandonné et les maisons ne sont pas en ruine, bien au contraire (à une exception près). Un petit peuple de vacanciers a occupé les lieux, qui chasse en effet et qui cueille champignons et myrtilles. Mais ces vacanciers ne sont pas véritablement désinvoltes, et en tout cas pas du tout indifférents. Propriétaires des murs pour la plupart, ou locataires à l’année, ils ressentent pour Cabrillac une attache puissante.

Depuis que mes parents y ont acheté un morceau de maison, je suis monté à Cabrillac tous les étés sans exception, en 1990 pour la trente-huitième année. C’est dire mon profond attachement à ce petit pays gigantesque, qui m’interdit toute objectivité, toute scientificité à laquelle d’ailleurs je ne prétends aucunement.

J’ai cependant essayé de rassembler sur Cabrillac quelques informations tirées de lectures et surtout du témoignage de ses « habitants » actuels ou de ceux qui l’ont connu plus anciennement.

Comment ce hameau est-il passé d’une civilisation à une autre : de la société paysanne à la société de loisirs ? Comment, précisément, chronologiquement, ces quelques fermes se sont-elles transformées en village de vacances ?

On le voit, le sujet n’a rien d’original, que Cabrillac m’en excuse, qui n’a pas son pareil.

Août 1990

 

AUTREFOIS

Le lieu

Cabrillac est le rassemblement de quelques maisons sur un sol formant replat, versant nord de l’Aigoual, à quelque sept kilomètres de son sommet par la route. Il est immédiatement dominé par la draille qui monte droit le long de la montagne vers le sud-est. Du sud à l’ouest, c’est la haute vallée de la Jonte au débouché de laquelle s’étend le Causse. C’est vers l’ouest que la vue est la plus belle, surtout au coucher du soleil. Les flancs escarpés de la montagne violette de schiste et de bruyère encadrent le plateau presque lisse du Méjean qui domine la Jonte par sa falaise de calcaire clair.

A l’est, la vue s’étend jusqu’au mont Lozère, par-delà la Can de l’Hospitalet et la montagne du Bougès. Par temps clair, on voit les Alpes au lever du soleil.

Cabrillac est à douze cents mètres d’altitude et appartient à l’Aigoual plus qu’à la Cévenne proprement dite. Il n’y a plus de châtaigniers et les fruitiers sont maigres. Il y pleut abondamment par vent du sud ou par « Rouergue », vent d’ouest. Il n’est pas rare d’y voir le brouillard et d’y sentir le froid en juillet, alors qu’à sept kilomètres, une fois passée la ligne de partage des eaux, c’est l’été absolu.

Plus haut, c’est la pelouse de l’Aigoual. Les grands hêtres, au fur et à mesure qu’on monte, font place à des individus tordus, rabougris, presque rampants. Les derniers arbres s’accrochent au sol jusque par leurs branches pour résister au vent. Le vent est le roi de l’Aigoual. André Chamson le dit mieux que quiconque : « Le souffle dément, c’est le premier élément dont est faite cette montagne, c’est un vent très ancien, un vent celte pareil à celui qui souffle en Ecosse ou en Irlande, à la pointe du Raz, sur l’extrémité de nos terres, sur les volcans éteints et sur les océans primitifs devenus tables de pierre. Mais la terre est là comme indifférente à cette fureur, tannée par les siècles, attachée à ses profondeurs par mille racines et la goutte d’eau qui tombe du ciel se partage en deux parts égales : l’une roule vers l’océan, l’autre tombe à la Méditerranée ».

L’eau, la terre, le vent.

C’est sans doute le premier attrait de ce pays : son intime sauvagerie qui vous fait vivre à la rencontre des éléments essentiels, primitifs, hercyniens, alors même que les maisons sont là, visibles, au-dessous.

L’Aigoual est le pays de la vie, de la vue, de la lumière. De ce promontoire somme toute modeste (1 567 m), on a – on peut avoir : les occasions sont rares – la vue la plus panoramique de France. Du Mont Blanc jusqu’à la Maladetta, du Plomb du Cantal jusqu’au Canigou, du Ventoux au Pic de Nore sans compter la Méditerranée. Prodigieux ! Cabrillac, c’est donc d’abord cela : les genêts, les bois de hêtres, les rochers de granite et de schiste, l’Aigoual, la lumière du matin et les couchers de soleil au fond des grands Causses.

A l’Aigoual, comme l’écrivait André Chamson (ce qui émerveillait si fort Fernand Braudel[1]), la nuit ne tombe pas : elle monte de la plaine et des vallées.

Cabrillac, c’est la Lozère. Certes, le Gard n’est pas loin. Mais la Lozère… C’est le plus petit département de France par son nombre d’habitants : 72 000 au recensement de 1990. Mieux : c’est l’arrondissement de Florac, partagé entre les Causses, la Cévenne et l’Aigoual – en moyenne six habitants au km2 – record de France.

Protestantisme

Il convient de ne pas confondre Lozère du Nord et Lozère du Sud, Haut et Bas Gévaudan. La Lozère du Sud à l’exception des Causses, c’est-à-dire la Lozère cévenole, est à majorité protestante depuis le XVIe siècle et s’oppose au reste du département, au catholicisme compact.

Stevenson en fait ainsi la remarque, lors de son célèbre « Voyage avec un âne à travers les Cévennes » : « Ce matin-là, je ne rencontrai qu’un être humain, un voyageur à l’air sombre et à l’allure militaire, avec sa gibecière attachée à son ceinturon. Comme je lui demandais s’il était protestant ou catholique :

– Oh ! répondit-il, je n’ai pas honte de ma religion, je suis catholique ».

Il est hors de propos de retracer ici l’histoire du protestantisme cévenol. Mais on ne peut dissocier en France protestantisme et Cévennes.

Castanet, l’un des chefs camisards les plus actifs, peigneur de laine, garde forestier, grand éventreur de papistes, prédicateur inspiré, est né à Massevaques, à une lieue de Cabrillac. La plaque commémorative est toujours bien en vue sur sa maison natale. Le 20 mai 1702, déjà recherché, il est à Cabrillac où il se défend par un coup de feu quand un soldat le poursuit.

C’est ce Gévaudan cévenol, tout entier dans le diocèse de Mende (et donc aujourd’hui lozérien) qui fut intégralement détruit par le pic et par le feu à l’automne 1703. Citons ici ce que dit Elie Marion, camisard rescapé qui a écrit ses mémoires. « L’intendant Bâville et le Maréchal de Montevel ayant appris que les Camisards se renforçoient, crurent qu’il n’y avait pas de plus court moïen pour terminer cette guerre que de nous ôter tout sorte de moïens de subsister (…): enlèvements des familles de paroisses tout entières envoyées dans les prisons ou les hôpitaux de Perpignan où presque tout a péri misérablement(…). L’on abattit et l’on brûla tous les moulins et tous les fours de la campagne(…) on proposa de couper tous les bois châtaigners, d’arracher les vignes et de brûler tout le païs ouvert. Le brûlement feüt exécuté en partie. » Le 14 septembre, le maréchal de Montrevel publia la liste des paroisses condamnées, comprenant 466 villages et hameaux, peuplés de plus de 20 000 habitants .

Le maréchal de camp Julien fut chargé du secteur. Dans une lettre datée du 20 septembre 1703, il écrit: « Nous commencerons demain à faire raser trente-et-une paroisses, dépendantes des Hautes-Cévennes, condamnées par le ro à être rendues désertes”. Après avoir détruit dès la fin octobre les villages du Pompidou, sur la corniche des Cévennes, de Bassurels, Tourgueille, Ginestous et les hameaux de la couronne du Causse dans la vallée du Tarnon, il s’attaqua à l’Aigoual. Le 7 novembre, il brûle Moncamp, hameau de la commune de Rousses. Rousses proprement dit et ses autres hameaux, remontant le Tarnon et ses affluents : Massevaques, Le Caumel, Sext. Cabrillac est détruit le 10 novembre probablement. Julien brûle l’Espérou le 12, puis redescend sur Vebron où avait été provisoirement rassemblée la population déportée. L’incendie de Vebron dure deux jours, les 14 et 15 novembre. Les habitants des maisons détruites, du moins ceux qui n’étaient ni morts, ni enfuis auprès des camisards, furent concentrés à Florac et vécurent dans de très dures conditions deux années durant avant d’être autorisés à regagner leurs villages pour « cueillir leurs fruits et relever leurs biens ». La guerre des camisards était terminée. La légende commençait.

Cette population protestante, là où elle reste mêlée avec la catholique, est dominée par l’élément populaire. Contrairement au Haut Gévaudan, la société n’est pas hiérarchisée autour de grandes familles nobles. Mais André Siegfried souligne que « cet élément populaire est lui-même relativement aristocratique, car il correspond à un étage social de propriétaires autochtones, représentant les possesseurs traditionnels du sol, s’opposant ou plus exactement se superposant à une couche inférieure de catholiques, notamment d’immigrants catholiques qui ne sont que journaliers ou locataires ».

Ce qu’écrit André Siegfried est vrai surtout des basses Cévennes, et de la Révolution à la Deuxième Guerre. Il n’empêche, le peuple protestant, majoritaire ou dominant, a contribué à donner au pays son caractère fier et obstiné.

Il a aussi contribué à le vider massivement et précocement de sa population qui, la révolution industrielle aidant, est allée vivre moins mal ailleurs. A Alès par exemple et à la Grand-Combe, l’encadrement des mines est formé de protestants plus instruits. Les mineurs de fond sont catholiques. R. Poujol signale qu’à la fin du XVIIe siècle déjà, à Vebron, 25 % des pères de famille savent signer le registre de baptêmes, et 33 % des parrains.

Cabrillac est en pays protestant. Ses maisons se répartissent entre deux communes. L’une, Gatuzières, est partagée. En 1851, elle comptait 110 catholiques et 163 protestants. En 1866, Gatuzières recense 19 adultes analphabètes, tous catholiques. En 1872, toujours 110 catholiques, mais 146 protestants seulement : ces derniers partent plus tôt. Gatuzières a un temple et une église, appartient au canton de Meyrueis laquelle a aussi un temple et une église.

Les vallées parallèles à celles de la Jonte, celles de la Brèze et du Béthuzon, sont protestantes. L’autre commune est l’une des très rares de France à n’avoir pas d’église. Seulement un temple. C’est Rousses.

Cabrillac est un carrefour.

J’ai dit sa situation de col entre les vallées de la Jonte et celle du Tarnon, entre l’Aigoual et le Causse, entre granite, schiste et calcaire, depuis longtemps lieu de passage des hommes et des bêtes.

La route – entretenue et carrossable – est ancienne qui relie Meyrueis à Saint-André-de-Valborgne, les vallées du Tarn et de la Jonte à celle du Gardon. Puis la « bretelle » qui descend vers Massevaques et Rousses pour remonter sur la Can de l’Hospitalet. Cette voie humaine nord-ouest – sud-est est traversée à Cabrillac par une voie beaucoup plus ancienne, orientée nord sud, et qui relève du règne animal : la draille, l’une des grandes drailles.

 Carte de “la collectrice de la Luzette”

On fait aujourd’hui l’hypothèse que ces voies ont été empruntées à l’époque paléolithique par les chasseurs qui suivaient les migrations saisonnières des animaux sauvages. Les chasseurs se sont peu à peu transformés en pasteurs qui ont continué d’utiliser les mêmes parcours pour l’estive. Venant du Bas-Languedoc, les troupeaux transhumants montaient sur le mont Lozère ou vers le Haut-Gévaudan. Ceux qui allaient en Aubrac passaient par Cabrillac. Les bergers, depuis longtemps, s’arrêtaient probablement à ce carrefour ouvert, lieu de passage et lieu de pause.

Au début du XVIIe siècle, les soldats de l’Union des Communautés cévenoles, constituée par les petits nobles pour combattre les seigneurs de Gabriac, s’en vont chercher jusqu’à Meyrueis un canon destiné à venir à bout des défenses du château de Saint-Julien-d’Arpaon. Ils passent par Cabrillac et y laissent l’affût et les roues du canon qu’ils tirent ensuite sur un traineau. Le conflit terminé, on ramena le canon sur son lieu d’origine et on remonta à Cabrillac pour y chercher les éléments qu’on y avait laissés. C’était le 1er janvier 1619.

Cette position de carrefour vaut à Cabrillac d’être le siège d’une foire annuelle qui se tient le 20 mai. Foire aux chèvres, comme son nom l’indique, et aux cochons. Les gens du Vigan montent à Cabrillac acheter leur cochon de l’année, qu’ils tueront à Noël. Les familles de Cabrillac tiennent ce jour-là table ouverte et ont toutes la licence de vendre de l’alcool.

Les lieux devaient être fréquentés puisqu’en 1754 s’y tient la vente aux enchères du château Roux de Vebron et de la seigneurie y attenante. Le château avait en effet été mis sous séquestre après le départ en Suisse de ses propriétaires protestants, David de Méjanel et Louise de Vignolle son épouse. Leur fille obtint deux ans plus tard, en 1752 la levée du séquestre et l’autorisation de vendre. C’est un nommé Pagezy venu de Saint-André-de-Valborgne qui dirigea les enchères le 27 mai 1754 à Cabrillac[2]. La foire s’éteint à la fin du XIXe siècle. L’une des familles continue d’exploiter la licence et assure les services d’une auberge occasionnelle jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale. (Le calendrier des Postes mentionne cette foire jusqu’à son édition de 1989 ! Inertie centenaire…).

Cette situation de carrefour entre Auvergne et Languedoc, entre les vallées de la Jonte et du Tarnon et les hauteurs de l’Aigoual, entre celui-ci et le Causse, entre draille et routes – se retrouve dans le plan général du village cruciforme et surtout dans l’architecture de son bâti. Les architectures, plutôt.

Cabrillac n’est de ce point de vue ni caussenard, ni cévenol. Il est tout cela à la fois.

Le matériau varie : Les pierres des murs sont granite aux angles, schiste ou calcaire, grès aussi. Certaines maisons protègent leur entrée étroite derrière de petits auvents. Une étable a aussi son auvent qui cache son porche arrondi.

Certaines habitations ont deux niveaux sans compter la cave. D’autres un seul. Certaines sont construites entièrement en voûte cloisonnée par un plancher créant deux grands volumes, et recouverte de lauzes, à la façon caussenarde. D’autres enfin ont des charpentes entièrement en bois posées sur des murs arasés. Les cheminées ne se ressemblent pas. Les grandes pièces sont pour certaines sans sous-sol, dallées de larges pierres plates ; pour d’autres, elles ont un plancher qui les séparent de la cave. Mais celle-ci est parfois entièrement voutée.

(En encadré, ou hors texte)——————-

10 NOVEMBRE 1703

Il avait neigé pour la deuxième fois de la saison, légèrement. Le ciel était gris et quelques rares flocons dansaient encore dans l’air froid du petit matin.

Mathieu souffla dans ses mains. Il se levait toujours le premier dans la maisonnée. Cela ne le dérangeait pas, au contraire. Il aimait le calme du petit jour, il se plaisait à imaginer que tout lui appartenait, puisqu’il était seul, ou qu’il avait mission de veiller sur tous les autres, puisque tous les autres dormaient.

Il contourna l’oustal d’en face, longea le tas de fumier, s’engagea sur le chemin, entre le parc à cochons et le cimetière familial et déboucha sur le plo.

Plus bas, dans la vallée, la mer de nuage, habituelle en cette saison, était d’une netteté d’autant plus remarquable que la nuit n’était pas entièrement levée. Le contraste était saisissant entre le blanc cotonneux du brouillard comme tassé dans le fond et le bleu-noir des montagnes dont les crêtes, arrangées en plans successifs, semblaient tracées au fusain.

Mathieu s’arrêta net.

A la limite exactement entre le blanc et le bleu sombre, au-dessus du gros hameau de Massevaques, s’élevait une grosse colonne de fumée. On ne pouvait confondre avec le brouillard. C’était donc vrai… et c’était pour aujourd’hui. Mathieu contempla une seconde encore ce paysage qui le fascinait depuis près de vingt ans et d’où, à cet instant, jaillissait l’effroi.

Il se retourna, et courut le plus vite qu’il pût, jusqu’à la maison. Il franchit l’auvent, claqua la porte d’entrée, se planta en bas des escaliers et se mit à hurler.

« Les voilà ! réveillez-vous ! venez vite ! les voilà… »

Le père de Mathieu apparut sur le palier supérieur à moitié habillé.

Les voilà, papa. Massevaques brûle.

Les trois domestiques qui occupaient l’oustal de l’autre côté du chemin, réveillés par les cris du jeune homme plus que par la lueur du jour, avaient poussé leurs volets. Eux aussi avaient vu et compris. Ils rejoignirent Mathieu et son père devant la cheminée, dans la grande salle au sol dallé de vastes pierres.

Les femmes enfin arrivèrent, la mère de Mathieu, la mère de son père, sa sœur aînée, âgée de vingt-cinq ans, sa sœur cadette qui en avait quinze, et la petite domestique placée chez eux depuis quelques mois.

Les voilà, dit le père. Chacun sait ce qu’il doit faire, avec l’aide de Dieu. Allez !

Le groupe se dispersa aussitôt, sans une parole. Seules pleuraient les deux plus jeunes filles.

Mathieu savait, comme les autres, ce qu’il avait à faire. Il alla dans sa chambre et prit sous le lit le ballot tout préparé : quelques habits et un livre de psaumes offert par ses parents pour sa première communion. Puis il alla embrasser sa mère, ses sœurs, saluer son père et quitta la maison, par derrière, côté jardin. Il gagna prestement le premier ravin où il se savait caché à la vue de ceux qui montaient de Massevaques. Il suivit le ruisseau, vers la source, à travers le bois de hêtres, sautant de rocher en rocher comme il l’avait fait cent fois.

Il ressortit du bois en haut de la crête, juste au sommet de la draille qui s’étend, en s’élargissant, jusqu’aux maisons. Tous les gens de Cabrillac étaient maintenant sortis de chez eux, et s’étaient massés à l’entrée du village sous un gros sorbier, du côté de Massevaques. Ils attendaient, debout, silencieux, immobiles ou presque, leurs paquets grossièrement ficelés posés contre le talus. Mathieu les regardait, assis sous son fayard. Il avait les dents serrées de rage et d’impuissance, et de peur.

Soudain, aux tournants de Riaïres, il les vit : toute une troupe à cheval, qui montait au petit trot et dont les uniformes de couleurs, les piques et les mousquets jouaient dans la lumière maintenant ensoleillée. Il eut envie de crier. A quoi bon…

La troupe approchait du village, et se mit au galop sur le dernier replat, apercevant les habitants. Mathieu vit les soldats se séparer en deux. Les uns se disposèrent tout autour du groupe d’habitants et tel un troupeau ils les poussèrent vers Massevaques. Mathieu savait qu’ils iraient ainsi jusqu’à Florac, d’une traite, sans manger ni boire et que tout pouvait se passer en chemin. Il pensa à ses sœurs et serra plus fort les dents.

Les soldats restés dans le village entraient dans les maisons et en ressortaient chargés de victuailles et d’objets. Du haut de la draille, Mathieu entendait leurs gros rires et des éclats de voix. Les cheminées fumaient dans le ciel d’automne. Mais une fumée nouvelle, plus épaisse s’éleva tout d’un coup dans la maison Verdier, au centre du village. Puis une autre fumée, noire, énorme, déborda par les fenêtres de la maison Poujol. Et maintenant les flammes. Mathieu, même éloigné, les voyait : les granges brûlaient, la grange à foin au-dessus de l’étable Poujol, la grange à paille à côté de l’oustal, la grange des Verdier, la plus grande, en face de leur maison, et celle des Pagès, juste au-dessus de leur bergerie pleine de cent cinquante brebis. Et la grange de son père, en même temps que sa maison. Mathieu entendait beugler ses vaches, fermées dans l’étable entre grange et maison. Et hurler les chiens. Et crier les soldats. Tout Cabrillac brûlait, foyer de mort perdu dans l’immense paysage saupoudré de blancheur.

Mathieu jeta un regard sur la route de Massevaques. Au dernier tournant, disparaissaient son père, sa mère, ses sœurs, ses voisins, encadrés par les dragons du roi.

Mathieu avala sa salive avec peine, se remplit d’air les poumons, se releva, jeta son ballot sur l’épaule et prit la draille de l’Aigoual. Il savait où trouver Castanet et ses amis.

___________________(fin de l’encadré)

Presque toutes les maisons actuelles datent du XIXe siècle. Cette absence d’unité dans les plans et les procédés est un signe d’ouverture aux diverses influences locales. Chaque maison ayant une aussi forte individualité, l’ensemble a cependant une indiscutable unité.

Il est pourtant coupé en deux administrativement, la route (la « rue ») marquant la limite entre les communes de Rousses et de Gatuzières, et aussi du coup entre les cantons de Florac et de Meyrueis. En haut du village, la draille est sur la commune de Bassurels, canton de Barre-des-Cévennes.

J’ignore depuis quand les lieux sont habités. Et n’ont-ils pas été occupés, dans les temps reculés comme aujourd’hui, de façon saisonnière ? Attirés par le gibier, par la pêche, suivant leurs troupeaux l’été, les premiers habitants ne délaissaient-ils pas leurs abris, même construits en dur, pendant l’hiver ?

II est sûr en tout cas que les habitations humaines existent non loin de là, depuis des millénaires. Les foyers paléolithiques sont attestés dans la vallée de la Jonte en 8 000 av. J.-C. Les enceintes néolithiques et les tumulus mortuaires sur le Causse ont été construits entre 1 800 et 1 500 av. J.-C. Les premiers troupeaux transhumants remontant de la plaine vers les plateaux herbeux de l’Aubrac, datent de l’âge du fer : 800 av. J.-C.

Les romains sont là : la voie Rodez-Salon-de-Provence emprunte par endroit la draille à hauteur d’Aire-de-Côte, sous le sommet de l’Aigoual.

Plus près de nous, après la guerre de Cent Ans et les ravages causés moins par les « routiers » anglo-bourguignons que par la grande peste de 1348, l’occupation du sol se stabilise. Cabrillac appartient longtemps à la baronnie de Salgas et les familles sédentaires possèdent sans doute, assez tôt, quelques lopins.

L’apogée

C’est en 1827 que René de Bernis, âgé alors de 47 ans, neveu du cardinal-ministre, vend ses terres de Cabrillac à trois chefs de famille du lieu : Avesque, Poujol, Verdier. S’ouvre alors une période qui est un peu l’âge d’or de Cabrillac et qui dure une soixantaine d’années seulement.

Autour du noyau de propriétaires-résidents, d’autres familles vivent là, plus mobiles, peu ou pas du tout propriétaires. Toutes les familles d’exploitants entretiennent un ou deux domestiques annuels et embauchent de nombreux saisonniers dans l’été, particulièrement des faucheurs jusqu’à la fenaison, des moissonneurs jusqu’au battage. L’altitude décale les dates habituelles aux gens des plaines. A 1 200 m, prairial est en juillet et messidor en août. Les myrtilles ne sont mûres que lorsque les foins sont finis, et les mûres ne viennent que plus bas, dans les ravins bien exposés des Escarabits. Les merises noircissent au 15 août.

A la fin du printemps, les troupeaux arrivent du Caumel, ou de l’Aigoual, traversent le village, y font halte presque toujours, étape quelquefois, et repartent vers Perjuret, le Causse Méjean, l’Aubrac, le Nord. Avec la fin de l’été ils repassent, par dizaines de milliers, chaque troupeau s’étant le plus souvent divisé en deux, les « grands moutons » restant deux à trois semaines de plus. Les passages Nord-Sud sont donc moins massifs mais deux fois plus fréquents. Le balancement des saisons fait donc un large été animé durant lequel Cabrillac est peut-être deux fois plus peuplé que l’hiver.

La population permanente est cependant suffisante pour que les chefs de famille recrutent une institutrice, dans leur parenté, qui tient école dans une pièce spécialement aménagée de la maison Avesque. (On dit encore « l’école » aujourd’hui pour désigner ce local).

Au milieu du siècle, Cabrillac est un petit village de six feux : quatre sur la commune de Gatuzières (ce qui fait 38 personnes sur la liste nominative du recensement de 1856), deux en face sur Rousses, soit au total plus d’une cinquantaine de personnes.

Les familles paysannes élèvent quelques vaches, chèvres et moutons, un ou deux porcs à l’année, quelques poules pour les œufs. Elles cultivent des céréales : seigle surtout, avoine et orge, blé noir, et des pommes de terre, beaucoup de pommes de terre, base de la nourriture hivernale avec la charcuterie, le pain et le fromage de chèvre. Le bois occupe beaucoup : on coupe au printemps, on rentre à la fin de l’été, on fend l’hiver, on en brûle plusieurs tonnes dans chaque grande cheminée à foyer ouvert.

On vend à la vallée, vers Saint-André-de-Valborgne surtout, des pommes de terre et du fromage. On achète quelques vêtements. On se déplace dans les hameaux voisins pour les veillées et les fêtes de famille, à Rousses (9 km) pour le culte dominical, très rarement dans les bourgs (Meyrueis, Florac, Saint-André).

Le Gévaudan haut et bas, catholique et protestant, appartient à la zone anthropologique que Frédéric Le Play, repris notamment par Emmanuel Todd, caractérise par la dominance de la structure « famille-souche » : l’héritage se fait du père au fil aîné. Tout concorde : ménages complexes, englobant plus que les parents et les enfants, héritier unique de fait (par célibat de tous les frères et sœurs restant à la ferme sauf un). Le métayage est rarissime, le taux de suicide quasi-nul, la petite propriété généralisée au XIXe siècle[3].

Entre les deux guerres mondiales, cent ans après la vente du terroir cabrillacois aux familles résidentes, les trois noms sont toujours là, dans les mêmes maisons : Verdier, Poujol, Avesque. Les deux derniers nommés s’éteindront l’un en 1978, l’autre en 1980 – Dynastie cent-cinquantenaires. Au moins ! Car il est certain que ces noms-là habitaient ces lieux-là, ces mêmes murs, du moins ces mêmes fondations, des décennies voire des siècles avant 1827.

A Moncamp, hameau de la commune de Rousses, fut érigée en 1894 une pierre portant cette inscription : « Sépulture de la famille Gout depuis l’an 1606 ». Aujourd’hui, en 1990, Serge Gout s’apprête à reprendre l’exploitation paternelle. La lignée se poursuivra donc jusqu’au XXIe siècle. A Cabrillac, les lignées se sont arrêtées quelques décennies plus tôt.

Chacun, fin XIXe siècle, est donc nettement chez soi : la durée renforce le lien de propriété. Tel bout de champ, tel bois, telle langue de terre, telle parcelle de jardin, tel pâturage sont à Poujol, et à personne d’autre et depuis toujours – ou du moins depuis très longtemps. La famille souche l’est quasi-physiquement. Dans ce pays protestant, les cimetières familiaux font partie du village depuis le XVIIe siècle. Il n’y a que le pain qui soit commun. On fait le battage en commun – et encore : il y a deux aires. On moud son grain au même moulin, indivis, bâti sur la Jonte en contrebas du hameau. On se visite, on se dispute. On se marie. On vit…

HIER

Le déclin démographique commence tôt. Cabrillac dépassait la cinquantaine d’habitants aux recensements de 1856 et 1861. Au tournant du siècle, il n’y en a plus que la moitié. A la veille de la seconde guerre, trois familles vivent sur trois exploitations agricoles qui subsistent encore jusqu’aux années 60-70.

En bref, Cabrillac suit une évolution ordinaire, celle de milliers de hameaux et de villages français, notamment dans les zones montagneuses. Sur le Lozère, les dates sont semblables. L’Hôpital par exemple, qui avait 83 habitants en 1901, a perdu le dernier en 1975, Bellecoste, à 1 400 m d’altitude, est désert depuis 1954.

Dans les hautes vallées, même chose. Gatuzières a connu 173 habitants en 1851, il n’y en a pas 40 aujourd’hui. Vebron, plus gros, dans la vallée du Tarnon, avait 1 500 habitants en 1840, 200 en 1978. Il s’agit là des habitants permanents. Car l’été s’anime et les gens sont plus nombreux.

Les journaliers agricoles continuent longtemps de venir grossir la main-d’œuvre locale. Ainsi Fretma, hameau caussenard tout proche, comptait deux grandes exploitations qui louaient dans l’entre-deux-guerres jusqu’à cent moissonneurs venus de la basse vallée du Tarn : on les recrutait jusqu’à Albi. Le dernier occupant est parti en 1960. Aujourd’hui Fretma est en ruine et ses terres plantées de pins noirs. Mais il commence aussi à y avoir des touristes. Les tandems, ici comme ailleurs, arrivent l’été 36. Ce sont d’abord les parents partis qui viennent passer quelques jours de vacances au pays. Les routes d’ailleurs, se multiplient et s’améliorent. Pour ce qui intéresse Cabrillac, c’est en 1870 que sont construits les Escarabits, classés plus tard route départementale, à l’entrée de laquelle subsiste encore le panneau « Route très étroite. Croisement impossible ».

Longtemps, vers le Causse, un simple chemin double la draille jusqu’au dernier champ cultivé ; et vers l’Aigoual un chemin forestier sera le seul passage, avec la draille aussi bien sûr. C’est en 1932 qu’est construite la route empierrée mais non revêtue qui relie, par Cabrillac, le col de Perjuret (c’est-à-dire le Causse et la route, relativement récente elle aussi, Meyrueis-Florac) au sommet de l’Aigoual.

Depuis la dernière guerre, on peut retenir deux dates particulières : 1953 et 1980. 1953, c’est l’arrivée des premiers estivants urbains. 1980, c’est le décès du dernier paysan. Pendant trois quarts de siècle (1875-1950), Cabrillac s’est vidé de ses travailleurs, de ses enfants ; son terroir s’est rétréci, ses troupeaux se sont amenuisés. Mais à partir de 53, il s’agit d’autre chose : une population nouvelle va peu à peu remplacer l’ancienne, racheter les maisons, remonter les murs effondrés.

Avesque

A Cabrillac, de la fin de la guerre à 1952, il y a trois maisons.

D’abord la maison Avesque. Comme membre permanent (à l’année) on peut compter… mais qu’est-ce qu’un membre permanent ? La vieille tante sûrement. Lucien, le second fils revenu de captivité, sûrement aussi. Mais les domestiques ? Le vieux Bertrand est là le plus souvent, mais s’absente un peu l’hiver. L’été, il est commis au gardiennage des vaches et amène avec lui, parfois, sa petite-fille. André Ruas rentre tous les dimanches à Jontanel, son village natal à 4 km dans les Escarabits. Il y va d’ailleurs par l’ancien chemin et non par la route.

Et puis il y a le frère aîné, sa femme et leur fille.

Ils passent l’hiver à côté de Valleraugue dans le Gard, versant sud de l’Aigoual, et montent au printemps avec leurs 200 moutons et leurs quelques chèvres. Ils vont rester jusqu’à l’automne, demeurant soit dans la maison familiale, soit dans la maison Verdier rachetée quelques années auparavant et dont ils utilisent la bergerie en sous-sol. A Lucien, les vaches (jusqu’à une douzaine de laitières), à Marcel les moutons. Le reste se fait en commun : les foins et les blés, avec l’aide passagère mais encore massive de faucheurs. Venus de Rousses ou de Fraissinet [on retrouve ici la remarque d’André Siegfried : propriétaires protestants, faucheurs journaliers catholiques – du moins en partie], les faucheurs commencent avant le lever du soleil, parfois sur des pentes nécessitant qu’ils s’attachent aux arbres. Les parcelles à peu près plates, où du moins le matériel ne risque pas de verser, sont fauchées dès la fin des années 40 par une moto-faucheuse dont Lucien avait observé l’efficacité lors de sa captivité en Allemagne. C’est la première motorisation du pays, en 1947. On est venu voir la moto-faucheuse de Massevaques, de Rousses, de Jontanel, du Caumel et même de plus loin.

J’ai le souvenir personnel de journées, dans les prés de Jonte (au « Raoube ») où pour rassembler le fourrage sec et en charger le char à bœufs, il y avait plus de dix hommes. Les enfants que nous étions étaient très bien acceptés par ces travailleurs-là, qui nous chargeaient de peigner les prés au râteau de bois ou, quand nos cris les agaçaient un peu, nous plantaient gentiment devant le nez des bœufs, armés d’un bout de genêt vert, ou mieux d’une petite branche de frêne pour que nous chassions les mouches. J’ai passé de longs moments à moitié horrifié, à moitié fasciné, attentif et intéressé comme le sont les enfants, devant le spectacle des mouches venant se rassasier dans les naseaux des bœufs ou se désaltérer au coin de leurs gros yeux, dans un bourdonnement sourd, rythmé par le fouettement des queues sur un flanc, puis sur l’autre.

Les bœufs étaient la force même, totalement soumis. Quand ils perdaient un fer, on les menait au ferradou où ils étaient liés par les cornes, sanglés sous le ventre, encagés entre ces piliers de châtaigniers. L’odeur du sabot brûlé éveillait en moi d’horribles images où les prisonniers torturés avaient la plante des pieds brûlée au fer rouge.

L’attelage est aussi tout un savoir-faire compliqué. Le joug est une sculpture savante, et la longue sangle de cuir souple et étroite trouvait par magie son chemin pour arrimer en un grand bloc la tête des deux bœufs et leur liaison de bois. Ainsi soudés, les bœufs reculent de part et d’autre du timon qu’on relève pour le fixer au joug d’une simple clavette. Les bœufs conjuguent alors leur force placide pour tirer le char, le retenir à vide, quand on descend vers la Jonte, le hisser, à plein, pour remonter.

Poujol « Scipion »

La seconde maison est celle des Poujol. La famille Poujol s’était scindée quelques décennies plus tôt et on les distinguait par leur sobriquet : « le Rouge » côté Gatuzières et « Scipion » côté Rousses. Chez Poujol Scipion, c’est une vraie famille : le père, la mère et les trois filles. Mais pas de garçon. Et on ne « rentre personne pour gendre ». La génération précédente tint l’auberge jusqu’à la première guerre, mais la pratique fut perdue dans les années vingt, peut-être en 1925 avec le mariage de Paul. Paul passe son permis de conduire en 1937 mais n’a pratiquement jamais conduit. Il achète une voiture en 1957, l’année du permis de Marguerite, sa deuxième fille, celle qui restera le plus longtemps sur la ferme.

Cette exploitation compte quatre vaches laitières en 1950, quelques génisses plus une paire de bœufs, une centaine de moutons, quatre ou cinq chèvres, quelques poules « qui volent comme des perdreaux », mais jamais aucun lapin.

On achète en novembre trois jeunes porcs de 25 kg destinés au Noël de l’année suivante. Deux sont vendus à Meyrueis douze à treize mois plus tard, à 180 kg. Le troisième est tué sur place. Chacune des trois maisons tue son cochon et on harmonise le calendrier, d’autant plus que la parenté de Jontanel monte pour l’occasion.

L’exploitation compte des champs cultivés en céréales, en pommes de terre, et aussi quelques planches de légumes en plein champ : lentilles, pois. On tente le maïs malgré l’altitude. Nul besoin de hangar à matériel. Il est très peu abondant : un tarare pour vanner, une baratte à main, une charrue, une herse, un râteau-faneur et un char à deux roues pour transporter le fumier, seul engrais utilisé.

La mécanisation se limite à une barre de coupe qui sert aussi bien pour l’herbe que pour les céréales, tirée par les bœufs. Les femmes, derrière, lient à la main les gerbes : on prend une poignée de tiges pour en faire une brassée. Les gerbes sont ensuite regroupées en petites meules dangereuses parce que leur ombre et leur fraîcheur intérieure attirent les serpents.

Mais avant de pouvoir utiliser les bœufs et la faucheuse, il faut dégager un passage. Le premier tour se fait à la faux – voire à la faucille dans les endroits trop irréguliers ou trop caillouteux.

Le battage, fin août, est un moment d’échange et de collaboration. Paul Poujol bat avec les Martin de Massevaques qui prêtent leur batteuse, et avec les Hubac de Jontanel. Alors que les Avesque battent avec leur propre batteuse et travaillent avec Aimé Poujol. Durant une journée entière, on nettoie l’aire, enlevant le moindre brin d’herbe entre les lauzes. Puis la batteuse est installée, avec sa grande courroie qui la relie au moteur à essence, et qui saute parfois. Un homme approche les gerbes, prises à la meule ou directement sur le char quand il y en a peu et qu’on a jugé superflu de construire une meule. Un autre coupe, de son couteau, le lien et répartit le blé sur toute la largeur de l’embouchure qui engloutit derrière ses dents de fer les gerbes défaites. Le grain et la balle restent sous la machine, en tas, sur une vaste toile étendue à même le sol. A l’autre extrémité, la paille remonte, vide de grain, et tombe à terre. Un troisième homme, fourche en main, l’apporte au pailler sur lequel un quatrième répartit chaque fourchée nouvelle : construire un pailler solide et droit n’est pas chose évidente. Tout cela se déroule dans le bruit du moteur, le crépitement dru des épis détruits par les roues dentées, les poussières de balle, les brins de paille qui vous piquent les bras, la chaleur du soleil.

Paul et sa famille vivent de peu. Le marchand de Saint-Jean-du-Gard échange quelques éléments d’enrichissement d’aliment pour bétail, à base d’oléagineux, contre des pommes de terre et, les bonnes années, un peu de grain. L’essentiel des céréales est en effet consommé sur place, en complément du fourrage d’hiver. Le moulin est abandonné depuis quelques lustres.

Le même marchand fait le maquignon et procède à l’échange aussi pour les vaches : il amène dans son petit camion un veau contre une bête de réforme. Pour les moutons, un négociant passe, venant du Vigan. Le troc couvre partiellement les échanges avec l’épicier ambulant qui prend les fromages de chèvre, des œufs, comme il prend le surplus de beurre à Lucien Avesque. Il leur vend de l’huile, des haricots secs, des pâtes en vrac ou en carton de 5 kg : macaronis ou vermicelles, du sucre, des petits pois en boîte, quelques conserves, du riz, du vin en tonneau sur commande, mais aussi des chemises et des bleus de travail. L’été, quelques légumes frais d’Anduze. Dans les années 50, deux épiciers ambulants s’arrêtent à Cabrillac, l’un le mercredi, l’autre le vendredi. Celui qui passe le plus longtemps, Berger, de Fraissinet de Fourques succède à son père qui parcourait déjà le circuit en jardinière à cheval. Le fils, après quelque hésitation, reprend l’activité de 1949 à 1974. Sa retraite laisse les hameaux sans petit commerce. Mais à quoi bon ? Chacun a désormais sa voiture, Meyrueis a ouvert sa supérette, et Florac son supermarché. Les filles Poujol sont allées à l’école à Massevaques, comme tous les jeunes Cabrillacois depuis la fin du XIXe siècle : 4 km à pied dans chaque sens. Le soir, pour revenir, le chemin monte tout du long. Et en hiver la nuit tombe tôt. Quand il y a trop de neige, on reste à la maison. Plus grandes, elles vont aux fêtes votives voisines. Chaque commune a la sienne. Fernand, le berger de transhumance, se rappelle la fin des années quarante. « Ils passaient devant le Parc, ceux de Jontanel, des Oubrets, qui s’étaient retrouvés à Cabrillac. Toute une bande de jeunes. Et ils m’appelaient pour que j’aille avec eux. Turquet (le berger responsable) était d’accord. Alors j’y allais. On dansait à Rousses. Et on remontait au petit matin ». Pour ceux des Oubrets, la sortie à la fête de Rousses représente une trentaine de kilomètres de marche à pied.

Pour les achats plus inhabituels, il faut sortir et aller jusqu’à Meyrueis, à pied jusqu’à Jontanel, puis dans la voiture à cheval avec les Hubac. Pour Florac, c’est une expédition. Arlette Poujol est née en 1937 et réussit au début des années cinquante son entrée à l’Ecole Normale. Il fallait une blouse spéciale, dans un tissu particulier qu’on va chercher à Florac. Voici donc Marie Poujol et ses filles parties de Cabrillac. Elles descendent à Rousses à pied (9 km), prennent le car sur la nationale – le car Huguet qui relie Saint-André à Florac par le tunnel du Marcaïrès, et reviennent le soir par le même chemin. Dès le lendemain, elles descendent à Jontanel (8 km aller-retour) pour faire tailler le tissu par la cousine Juliette Hubac. Combien d’heures passées à obtenir une blouse normalisée pour l’école publique ?

Il est des cas où les difficultés de communication peuvent avoir de graves conséquences. Pour un malade inquiétant, on prend le vélo, on descend les Escarabits en prenant garde de ne pas crever sur une lame de schiste, on arrive à Gatuzières où se trouve le téléphone depuis quelques temps. On appelle le docteur à Florac. Celui-ci met un temps variable selon l’état des routes. Parfois la neige coupe tout accès. On descend donc jusqu’à Massevaques à sa rencontre. Cela creuse la trace qui sera suivie à la remontée. Ces difficultés et la fermeture de l’école de Massevaques avaient d’ailleurs poussé la famille à passer quelques hivers à Meyrueis dans les années trente.

Tout le monde est bilingue. Le français est bien maîtrisé et d’ailleurs les possesseurs du Certificat d’études ne sont pas rares. Le patois – c’est-à-dire l’occitan languedocien – est la langue quotidienne à la maison et au travail.

La mère s’occupe des chèvres, du beurre, des fromages, de l’eau, du jardin (sauf le bêchage), des achats domestiques, des repas. Quand elle a un brin de temps et l’esprit bien disposé, elle fait pour ses filles un flan au caramel dont elles raffolent. Elle travaille aussi dans les champs, à faner, à lier les gerbes ; dans les landes et les prés, elle participe à la surveillance des troupeaux ; elle nourrit les porcs et les mène dans leur parc, elle donne aux poules. Elle remonte les prés de Jonte à une allure étonnante qu’aucun homme n’égale. Elle est de « celles qui, tandis que les hommes fléchissent ou renoncent, mesurent chaque jour le défi d’une vie où l’obstination tient lieu de vertu suprême. Elles ont des visages sévères. Des mains qui essuient sur des tabliers les traces d’une tendresse bourrue. Elles avancent, sachant que si elles s’arrêtaient, si elles cessaient, ne serait-ce qu’une seconde, d’accomplir les mille tâches dont elles trament leurs jours, des pans entiers de la Cévenne s’effondreraient, et qu’il ne resterait plus qu’à déserter, fuir ou se laisser mourir là, près d’un bouquet de châtaigniers ne donnant guère leurs fruits qu’à des automnes anonymes »[4].

Les enfants vont à l’école du dimanche à Rousses ; le catéchisme, où l’assiduité est considérée comme plus importante, se fait chez les Arbusse, entre le Caumel et Sext. Le pasteur Chazel fait la route qu’empruntaient les épiciers ambulants et qui est aujourd’hui celle du facteur : Rousses, Massevaques, Cabrillac, Fons, le Caumel. La famille, de temps à autre, descendait au culte à Rousses, avec arrêt chez les Martin au passage.

Dans l’hiver, le pasteur anime des veillées, une par mois environ, chez les uns ou chez les autres. Les voisins s’y joignent.

Poujol « le Rouge »

La troisième exploitation, celle des Poujol « le Rouge » est la moins importante du point de vue agricole.

Un célibataire y demeure en permanence, avec sa sœur veuve. Celle-ci revenue à Cabrillac après la disparition de son mari, pendant la guerre, est cuisinière de métier. Aidée par une femme de Vebron, elle fait le casse-croûte pour les bûcherons de l’exploitation forestière. Elle sert aussi les chauffeurs des camions, et à l’occasion les chasseurs, les bergers.

Bref, elle ressuscite le café-restaurant occasionnel que Cabrillac avait connu des décennies durant et qui depuis quelque vingt ans, avait disparu. Les affaires marchent à peu près, malgré des méthodes de gestion assez originales et pas toujours très rationnelles.

Mais quand il faut ramasser le foin sec sur le pré du « Fada », là-bas sous le pont du chemin des Oubrets, on ferme le bistrot et on accompagne l’attelage. Pour garder les 4 ou 5 vaches, pendant ce temps, on embauche un vacher à Florac ou à Vebron.

Pendant quelques étés au lendemain de la dernière guerre, un autre frère monte son troupeau. Il a de la vigne, en bas, vers Montpellier. Cette association vigne-élevage ovin est fréquente dans le Languedoc. En 48-49, comme chez les Avesque, l’exploitation d’été est beaucoup plus importante que l’exploitation d’hiver. Dans les deux cas, il y a transhumance des moutons qui restent dans le cadre strictement familial et transhumance des hommes. Il y a plus de vaches l’été que l’hiver : on achète quelques génisses au printemps qu’on revend dès l’automne. L’hiver, Cabrillac vit au ralentit. Une fois même, avant-guerre, toute la famille était descendue chez le vigneron, et durant l’hiver 39-40, il n’y eu personne dans cette maison.

Ainsi vit Cabrillac à la fin des années quarante. Il n’y a ni électricité, ni téléphone. Seule la maison Avesque a une conduite directe qui, branchée sur un bassin de captation, lui assure l’eau courante intérieure. Les deux autres maisons se raccordent à ce bassin en 1949.

Fin d’un peuple

L’état matrimonial est remarquable : un couple avec trois filles (elles vont se marier et partir), un célibataire (son frère marié n’est plus là que l’été), un frère et une sœur, l’un célibataire l’autre veuve et sans enfant. Telle est la population sédentaire, celle des propriétaires. Les autres ne comptent pas : domestique à l’année (célibataire), vachers estivants, aides occasionnelles… Aux alentours, situation comparable. Le vieil Achille au Mazuc vit seul de pain, de chocolat, de café, et l’été de prunes et de truites qu’il attrape à la main. Il croit que les nuages proviennent des volcans. Il sait lire la Bible. Il a toujours vécu ici sauf ses huit ans d’armée : trois ans de service et cinq ans de guerre, quatre contre l’Allemagne et un contre les Bolcheviks, à Odessa. Il parle de ces années comme appartenant à un monde radicalement étrange. Il ne se mariera jamais. A Jontanel, la chose est spectaculaire. A côté d’une famille dont tous les enfants vont l’un après l’autre partir, deux maisons. Dans l’une trois sœurs, célibataires, qui vivent d’un troupeau de chèvres et de moutons. Dans l’autre, deux frères et une sœur, célibataires aussi, qui élèvent quelques vaches et des abeilles.

Vallées culs de sac, lignées culs de sac, fierté désespérée d’être les derniers, les témoins, les fossiles. On comprend que ces gens-là aient rarement fait appel au médecin.

Quelle que soit la direction prise au départ de Cabrillac, il faut 7 km de chemin poussiéreux, caillouteux, pour parvenir au goudron. C’est la limite de la civilisation : l’Aigoual, Gatuzières, Perjuret, Rousses, « le poteau » sur la route de Saint-André. Tout de suite, la circulation s’intensifie et se diversifie : des cyclistes, des caravanes, des Parisiens, des cars.

Inversement, pour venir à Cabrillac, il faut nécessairement quitter le goudron, c’est-à-dire s’engager dans un monde véritablement arriéré, perdu, paumé.

Mon père et ma tante qui accompagnent le chauffeur du camion de déménagement en juin 1953, s’entendent dire : « mais où allez-vous me perdre ? ».

Sept ans plus tard, l’épouse d’un enfant du pays parti sous des cieux lointains plusieurs années durant, pendant lesquelles il s’était marié, s’écria sur le chemin : « C’est le Caucase ! ». Enfants, en 55 ou 56, nous comptions les voitures et les avions qui passaient dans le ciel : ceux-ci étaient un peu plus nombreux que celles-là.

C’est ce Cabrillac-là qui est inscrit dans ma mémoire. D’abord parce que j’y ai passé avec mes parents, mes frères, mes cousins, mes cousines, mes oncles et mes tantes la quasi-totalité des grandes vacances scolaires entre sept et quinze ans.

Mais il y a aussi des raisons objectives. Jusqu’au début des années soixante, les trois exploitations agricoles vivent en tant que telles. La population dont j’ai parlé demeure y compris l’hiver sauf exception. Les transhumants qui vont sur le Causse passent dans le village. Le troupeau qui revient de Conillergues un des premiers, fin août, envahit la partie visible du chemin des Oubrets sur presque toute sa longueur, et le sourd grondement rassurant de ses cloches s’enfle à son approche, par bouffées qu’apporte le vent.

Nouveau monde

Le début des années soixante est un tournant irrémédiable. Le café-restaurant s’appelle depuis 1952 « Les Hauts de Hurlevent ». Il a pris de l’importance et rend de plus en plus, pendant l’été, les services d’un hôtel. Mme Anceau a ses pensionnaires. Quelques-uns reviennent été après été. Certains achèteront, construiront ou loueront des résidences estivales.

Aimé, le frère, est de plus en plus sollicité par les besoins du restaurant. En 1961, la grande grange est transformée en salle à manger. Quelques vaches encore l’été. Un peu de fourrage. Mais l’exploitation agricole devient une activité subsidiaire[5].

En 1963, Marguerite Poujol, la seule fille de Paul et Marie restée avec ses parents, se marie à son tour. Les moutons sont vendus. La dernière vache part en 1964. Les parents Poujol vont désormais passer les hivers chez leur plus jeune fille, à côté de Meyrueis sous la couronne du Causse.

L’âge avançant, le frère et la sœur descendent aussi à côté d’Anduze durant les mois d’hiver. Ils remontent parfois à la fin de l’année pour les banquets de Noël et de la saint Sylvestre. Mais de novembre à mai, à cette exception près, leur maison est déserte.

A partir de 1963-64, il n’y a donc plus qu’une seule exploitation agricole réelle. Les renforts estivaux ne viennent plus depuis déjà quelques temps, tout particulièrement depuis que Marcel Avesque va passer ses étés à Sext et non plus à Cabrillac, avec sa famille et son troupeau. Cette chute brutale de l’activité agricole laisse place à une montée des effets du modernisme.

Je l’ai dit : c’est en 1953 que mes parents ont acheté la maison Pagès, et restauré. Mais c’est en 1960 qu’un Montpelliérain, M. Gouzon, qui connaissait le coin pour y avoir travaillé dans les chantiers de jeunesse, achète une parcelle. Il a construit en 61-62 la seule habitation hors bâti ancien, si l’on met à part la grosse maison Pélissier plantée deux ans plus tard au milieu des bruyères, à 1 500 mètres du village.

Cette bascule des populations fait que désormais il y a l’été plus de vacanciers que d’autochtones. Comme actifs ou retraités locaux, on trouve Paul et Marie, Lucien et son domestique, Aimé et Marie Anceau et leur aide : sept à huit personnes. Notre famille à elle seule amène neuf ou dix personnes en moyenne entre le 1er juillet et le 30 septembre. Les Gouzon font pencher la balance numérique[6].

C’est aussi le temps fort de la modernisation.

Les années cinquante avaient vu l’installation du téléphone, grâce à un emprunt communal. Il ne s’agissait pas, comme aujourd’hui dans les villes, d’effectuer un raccordement dans la matinée, mais de tirer une ligne sur 7 km, vers le col de Perjuret.

Les PTT installèrent au restaurant un poste public breveté 1923, en bois, à manivelle latérale. Le numéro est longtemps resté le 3 à Gatuzières. De Saint-Etienne, de Valence ou d’ailleurs, téléphoner à Cabrillac était une petite aventure familiale. On épelait : Gatuzières ? oui… : Gaston, Anatole, Thérèse… Il fallait passer par le central de Nîmes qui répondait parfois : Florac n’est pas libre. Et quand Florac répondait : « Ah, vous voulez Mme Anceau ? Attendez… ».

On sourit aujourd’hui de cet archaïsme. Il a été la première véritable modernisation du village’[7].

Au début des années soixante, coup sur coup, il y eu l’eau et l’électricité. L’électricité d’abord, venue de Rousses par une succession d’énormes et hideux pylônes de béton, arrive dans toutes les maisons en 1962. Ce n’est que l’été suivant que se fait le branchement de chaque foyer sur la conduite d’eau qui, partie de la Jonte quelques kilomètres en amont, longe la Pergue et va irriguer un morceau de Causse. Jusqu’alors, nous allions chercher l’eau à la fontaine (où, en 1952 un double bac en ciment avait remplacé le gros tronc d’arbre creux), et nous nous éclairions au butane ou à la bougie. C’est aussi en ce début des années soixante que disparaît l’agence postale de Gatuzières d’où le facteur montait quand il y avait du courrier, c’est-à-dire quotidiennement l’été. Quelle tournée ! Le matin, montée à Aures, sur le Causse, par la couronne, à pied naturellement, et retour par Perjuret. Une matinée pour deux maisons. L’après-midi, la Jonte : Plambel, Jontanel, Cabrillac. M. Martin, puis sa fille, allaient à vélo jusqu’à Jontanel, poussaient le vélo de Jontanel à Cabrillac, vu la déclivité et l’état du chemin, et redescendaient. Un après-midi pour huit à neuf familles.

Désormais, on motorise, le facteur arrive en 4L.

L’étape suivante de la modernisation a été le goudron. Plusieurs mois de travaux en plusieurs étapes. La première route revêtue est la dernière qui avait été construite : Perjuret-l’Aigoual. Preuve qu’en quelques décennies, les courants d’échanges et leur nature même avaient bien changé.

La route nouvelle contourne le hameau, le coupant des parcelles attenantes, interrompant le traditionnel chemin qui descendait derrière le plo. Cabrillac, sur toute une moitié, est comme isolé de son terroir immédiat, proprement délimité, bien ceinturé et prisonnier de la modernité. C’était en 1969.

En 1974, Marie Poujol née Hubac meurt à l’hôpital de Mende. Paul passe l’été 75 à Cabrillac. Ce sera le dernier. Il mourra en 1983 à Moncamp, chez sa fille. Entre temps, Aimé Poujol, après des années de maladie, s’est éteint en 1978 à l’hôpital de Montpellier.

La même année, sa sœur Marie laisse le fonds de commerce à une Espagnole : le restaurant ne sera plus ce qu’il était. En 1980, Lucien disparaît à son tour. Après sa journée de travail habituelle, un peu réduite peut-être, même pour un jour de février, il téléphone à son frère et se couche pour ne plus se réveiller. Il n’avait que 63 ans. Il a passé toute sa vie à Cabrillac, exceptées les années militaires, le service, la guerre, l’Allemagne comme prisonnier. Il est né à Cabrillac, dans la maison où il est mort. Depuis bientôt quinze ans, il tenait seul l’hiver. Il tenait sa maison, il faisait ses repas, il lisait, lisait beaucoup. Il écrivait sans une faute d’orthographe. Il symbolisait la fierté du paysan, la noblesse du Cévenol, l’amour propre.

Paul, Aimé, Lucien, les trois derniers paysans de l’Aigoual meurent à cinq ans d’écart. Ils sont tous trois enterrés dans les cimetières familiaux, à Cabrillac.

AUJOURD’HUI – DEMAIN

Depuis 1980, Cabrillac n’est plus le siège d’aucune exploitation agricole. L’hiver, c’est-à-dire de novembre à mai, il n’y a le plus souvent personne. L’été, en revanche, il n’y a jamais eu autant de monde, du moins depuis la fin du dernier siècle.

Depuis la fin des années 60, l’oustal dit d’Adheran est quelquefois loué à des vacanciers. L’été 82, il s’y effectue des travaux de nette amélioration et la maison ainsi modernisée est louée à l’année. La maison Verdier, rachetée par Marcel Avesque depuis des décennies, est, elle aussi transformée, modernisée, équipée et louée à l’année depuis 1975. Dans les deux cas, les locataires vivent et travaillent dans la région parisienne.

La maison Avesque, aménagée, est le lieu principal de vacances de Claire-Lise Avesque, fille unique de Marcel, et de sa famille fixée elle aussi à Paris. La vieille bergerie à côté de la maison Poujol, effondrée dans les années soixante, a été entièrement reconstruite dix ans plus tard en résidence secondaire d’Alésiens. Un neveu Poujol a racheté une autre bergerie adossée au Plo, dont le premier étage servait de grange à foin, et l’a transformée en maison d’été. En bref, à l’exception d’un seul bâtiment effondré depuis des décennies et malheureusement situé en plein milieu du hameau, le bâti non seulement n’est pas abandonné, mais se trouve dans un état extérieur et surtout intérieur, qu’il n’a jamais connu.

Village de vacances…

Cabrillac s’est transformé en village de vacances. II faut souligner l’attachement des vacanciers au lieu. Et d’abord les attaches familiales. Les premiers vacanciers – mes parents, mes oncles et tantes – sont des parents assez peu éloignés de la population locale. Jules Hubac de Jontanel, Marie Hubac épouse Poujol à Cabrillac, et la mère de Lucien Avesque, sont tous des cousins germains de ma grand-mère maternelle. Ce lien de parenté peut paraître lointain dans notre société urbaine, où la famille se nucléarise à l’extrême – au point d’éclater. Mais dans ces montagnes, sous le double effet des réseaux de sociabilité paysanne et de l’appartenance religieuse, une relation entre cousins issus de germains n’est pas si éloignée, même si elle est plus ou moins lâche selon les aléas de la vie.

La maison Poujol a été rachetée et réaménagée très récemment par mon frère, magistrat à Paris. J’ai dit que Claire-Lise Avesque occupait la maison de ses ancêtres, et que Yves Hébrard dont la mère était née Poujol, avait créé sa résidence secondaire dans un bâtiment annexe. Pour l’essentiel, le bâti reste donc dans les familles ou chez les parents ou alliés, sans parler des autres bâtiments inhabités. Les arrivées véritablement extérieures sont limitées et maintenant anciennes – la plus récente remontant à plus de 15 ans. Voilà pour les vacanciers et pour le hameau qui les abrite.

Et les terres ? Les champs, les prés, les bois ? Le terroir ?

Les champs, il y a belle lurette qu’ils ont disparu du paysage. Le dernier cultivé, derrière le Plo, par Paul, l’était en blé noir. C’était en 1963. On n’a pas fait monter la batteuse pour si peu. On a quand même désherbé l’aire et Paul a battu en « calcade », en faisant tourner ses bœufs. Chant du cygne de la plus ancienne des façons, avant les machines.

C’est donc tout en prés, dont peu sont fauchés. Deux manières de voir s’opposent. Pour certains, les trois exploitants extérieurs qui ont en fermage la quasi-totalité des terres de Cabrillac, se livrent à une économie de cueillette. « Ils ramassent ce qu’ils peuvent ». La ressource exclusive est l’herbe, soit fauchée, soit broutée. On a clôturé des espaces immenses, de plusieurs centaines d’hectares de bois, de pacages, de landes pour y enfermer des dizaines, des centaines de bêtes durant la belle saison.

On procède aussi depuis longtemps à de vastes reboisements en résineux. Dès 1963, la montagne d’en face, dite Malacrême, est plantée. En 1984, la moitié de la draille l’est à son tour. Les animaux sauvages enfin se trouvent fortement valorisés, multipliés, sous la double préoccupation de l’administration du Parc National et des sociétés de chasse.

Si bien qu’indiscutablement les sols sont beaucoup moins bien entretenus que naguère. Les sous-bois de résineux tuent toute vie végétale et animale. Les prés non fauchés se transforment en landes. Les landes, les sous-bois de feuillus sont labourés sur toute la montagne par des sangliers proliférant qui détruisent aussi des arbres par centaines, en se frottant contre leurs troncs, jusqu’à faire disparaître l’écorce.

… seulement ?

Pour d’autres, Cabrillac n’a heureusement rien de commun avec ces villages qui ont périclité, ces vallées où les « bancels » s’effondrent peu à peu. « Là, rien n’est abandonné ». Ceux-là font valoir que le village est mieux entretenu que jamais, que tel fermier ne se contente pas de venir ramasser le foin, mais qu’il a drainé un vallon particulièrement humide, qu’il chaule les terres acides et qu’il ramasse sur ces parcelles entretenues plus d’herbe qu’on n’a jamais coupée. Par ailleurs, il y a sur Cabrillac plus de bêtes qu’il n’y en a jamais eu, même si on tient compte de leur absence de novembre à mai. Au total, il n’est pas évident que le produit matériel, réel, du terroir soit en baisse, et il est en revanche certain que la productivité du travail humain est incommensurablement supérieure.

Il faudrait pour trancher se livrer à des calculs compliqués. Mais l’essentiel est-il dans l’évaluation la plus précise possible du produit agricole local ?

L’essentiel est bien plutôt dans le rapport des hommes à leur environnement. Le changement radical, ce n’est pas la hausse ou la baisse du produit tiré de la montagne, c’est qu’il y a rupture totale entre les habitants et le terroir. Celui-ci est exploité par des gens extérieurs à Cabrillac. Ils jettent sur ces terres, ces prés, ces bois, un œil purement économique, productif, voire mercantile.

Les habitants très épisodiques que sont les vacanciers ont un œil tout autre. Ils contemplent leur environnement. L’aspect matériel est bien accessoire, et jamais exclusif ; aller chercher du bois mort pour la cheminée, cueillir des fraises sauvages, des myrtilles ou des champignons, c’est beaucoup plus un plaisir qu’une nécessité vitale. Les anciens cabrillacois, eux, regardaient leur terroir avec les deux yeux.

En une ou deux générations, trois réalités, trois fonctions, trois rapports à la terre autrefois confondus se sont très largement dissociés : habiter, posséder, exploiter.

Cabrillac n’est plus un. Ne va-t-il pas devenir autre chose encore ? N’y a-t-il pas une quatrième dimension qui se développe et qui achèvera l’écartèlement ?

Le Parc

Je veux parler du Parc national des Cévennes[8]. A Cabrillac, qu’a apporté le Parc en vingt ans ? Une cabine téléphonique et pas mal de complications pour ceux qui voulaient ouvrir une fenêtre, refaire un toit ou repeindre un volet. Le gîte d’étape est totalement extérieur au village, à quelque 600 mètres sur la route de Fons. On voit passer plus de marcheurs depuis que les G.R. sont bien fléchés, quelques randonneurs à cheval ou en « mountains-bike ». On n’a pas encore vu de caravane de chameaux ou de dromadaires. Mais elles pourraient venir. Elles sont déjà à la ferme de la Blaquière sur le Larzac, haut-lieu il y a vingt ans de la résistance à l’occupation militaire. « Gardarem lou Larzac ». La défense de l’environnement et des espaces à moutons a conduit les anciens paysans gauchistes à organiser des norias de touristes autour de méharées ô combien authentiques.

La vente de la Cévenne n’est pas encore une activité très lucrative. La Cévenne, même largement désertifiée, ne se laisse pas vendre aussi facilement que la côte languedocienne ou même que l’Ardèche.

Tels sont, me semble-t-il, les scénarios possibles pour l’avenir : la désertification, l’extensification, la touristification.

Je ne crois guère à la désertification dans un monde où le loisir s’accroît, où la pression démographique y compris vacancière et d’origine nord-européenne s’accroît aussi. De façon plus optimiste, je crois aussi que les retraités, classe montante dans notre société, de moins en moins vieux physiquement et mentalement, de plus en plus aisés financièrement, constituent une population saisonnière certes, mais attachée au maintien des villages qu’ils occupent une partie de l’année, non pas en touristes éphémères, mais bien comme une nouvelle espèce de gens du pays. La question posée est celle de leur maîtrise des terres.

Certes, les niveaux de population ont atteint des chiffres particulièrement faibles. Pour en rester aux trois communes qui intéressent Cabrillac, Gatuzières avait 44 habitants en 1982, Rousses 67 et Bassurels 58, soit 169 âmes sur plus de 5 000 hectares : 3 habitants au km2. Densité de l’Australie !

Cependant, ces chiffres sont un minimum de printemps, un étiage.

Au dernier recensement, si le canton du Barre-des-Cévennes a encore perdu 27 habitants, son solde migratoire est devenu positif comme celui de tous les cantons de l’arrondissement de Florac, à l’exception de Saint-Enimie. Quatre cantons sur sept voient d’ailleurs leur population totale augmenter : le Pont-de-Montvert, Florac, Meyrueis, Saint-Germain-de-Calberte. C’est-à-dire : le Parc National – ou le Gévaudan protestant.

Serait-ce le début d’un renouveau ?

L’extensification agricole, pourquoi pas ?

D’ores et déjà, les terres de l’Aigoual nord sont bien utilisées ainsi. Les pâturages de Fons, le creux du Gazeiral où cinq familles vivaient encore il y a 30 ans à la place d’un seul fermier saisonnier aujourd’hui, sont vides d’habitants l’hiver et nourrissent les vaches l’été, tout en fournissant du foin sec.

Il y a plus. Depuis l’été 87, un second transhumant est réapparu sur la ligne de partage des eaux, entre le col Salidès et celui du Marcaïrès, c’est-à-dire sur la grande draille.

Bernard Grellier monte 900 bêtes – un tiers seulement est à lui – le 15 juin, en deux jours. Il redescend en deux fois.

Vers le 25 août, on emmène les agneaux de l’année, les béliers et les brebis prêtes à agneler, ce que certaines font en route.

Vers le 10 – 15 septembre, les autres moutons descendent à leur tour. Trois jours à la descente : les nuits sont plus longues qu’en juin, et il faut arriver à destination en fin de matinée, pour avoir le temps de trier les bêtes, et pour que chaque propriétaire puisse regagner sa bergerie avant le soir.

Durant trois mois, il vit avec ses brebis, sa jument, ses chiens – quelle fascination inépuisable pour un urbain de regarder travailler un chien de berger ! – mais aussi avec les éperviers, les aigles, les circaètes, les buses et les faucons, les sangliers, les lièvres ; mais aussi avec les gardes forestiers, les propriétaires qui montent le voir, sa femme le week-end, ses enfants de temps à autre, ses parents, ses amis.

Bernard Grellier est un des rares à regarder le paysage avec les deux yeux. Mais le paysage peut-il encore répondre à ce regard ?

De l’autre côté de Cabrillac, à Jontanel, un jeune couple s’est installé à l’année et vit du fromage de chèvre, à l’intérieur d’un groupement de jeunes agriculteurs : chacun est spécialisé sur un produit (pâté, fromage, miel…) et chacun vend les produits de tous. Ça marche semble-t-il.

On peut imaginer un modèle agricole qui associe certaines productions très pointues, très valorisées, à condition de trouver un marché (fromage de chèvre, miel des cimes, fruits sauvages, ou pourquoi pas « mouton de châtaignes » ?) et des productions extensives banales (viande de bœuf, bois). Là aussi, se pose la question de la propriété du sol.

La touristification enfin s’accroît. Elle est pour l’instant mal conduite, pour le plus grand bonheur de ses opposants. L’Aigoual n’est pas suffisant pour des installations de ski régulières et rentables. Son équipement en station de sport d’hiver est un fiasco ruineux. Le gros millier d’habitants qui peuple encore la zone centrale du Parc national des Cévennes, interdit à celui-ci une politique simple de réserve naturelle. Mais le Parc est indiscutablement un frein à la touristification sauvage qui ravage d’autres régions, tout en étant un élément fort de valorisation touristique.

Les Cévennes et l’Aigoual sont donc dans une situation très ouverte, qui pourrait évoluer rapidement dans un sens ou dans un autre. Encore faudrait-il une politique claire, affichée, qui reçoive l’adhésion des populations concernées. Ce n’est pas le cas.

Eté 90 – Par suite de circonstances compliquées et personnelles, le restaurant est fermé, désert. Enfin, la tranquillité soupirent la plupart des Cabrillacois. Tranquillité malsaine, répondent un ou deux autres.

L’activité économique se réduit encore, se rabougrit un peu plus.

La touristification marque le pas, semble même régresser. Où est le mieux ? Pour qui ?

(second encadré )—————————

LE MIGOU

C’est un lieu commun de dire que l’économie paysanne traditionnelle était largement autarcique, relativement fermée sur chaque unité de production, que l’économie agricole moderne est ouverte, de plus en plus intégrée à l’économie globale et donc que les rapports marchands se sont étendus.

Néanmoins certaines illustrations de cette évolution valent je crois d’être rapportées. C’est le cas du « migou » (à prononcer avec une forte accentuation sur le mi, le gou étant très en retrait, presque mangé). Le migou, ce sont les excréments purs des moutons[9].

Le troupeau installé entre Massevaques et Cabrillac, sur le replat intermédiaire, monte depuis toujours de Lasalle, Soudorgues et Colognac. Il fait partie de ces transhumants qui ont depuis des siècles apprécié les pâtures du versant nord de l’Aigoual, apportant aux propriétaires exploitants leurs fumatures et leurs redevances. Car le pâturage se paie comme un fermage. En 1950, aux alentours de Cabrillac, on comptait presque une dizaine de troupeaux, y compris les troupeaux permanents comme celui de Paul Poujol, et les petits transhumants familiaux attachés au pays comme ceux de Marcel Avesque ou de Paul Poujol frère d’Aimé.

A la même époque le bas Languedoc envoyait vers les montagnes arrosées du nord des bêtes par dizaines de milliers dont beaucoup passaient par Aire de Côte, puis par la Can de L’Hospitalet vers le Lozère ou par Cabrillac vers les Causses et l’Aubrac.

Fernand Couderc, berger actuel du dernier de ces transhumants traditionnels, se rappelle que de la seule commune de Saint-Martin-de-Londres partaient quelque 11 000 bêtes pour l’Aubrac. Il se souvient avec émotion des troupeaux homogènes, magnifiques : trois cents béliers ensemble, ou 2 000 bêtes de 2 ans. « C’était beau, ça ! ».

Pendant des décennies – des siècles sans doute – le parc à moutons, où on les ferme pendant la nuit, était déplacé chaque jour. On conservait un côté de barrières et on basculait les trois autres. Chaque nuit, on fermait par conséquent une parcelle d’environ 500 m2 sur laquelle avait vécu, 10 ou 12 heures durant, 1 000 à 1 500 moutons. Excellent fumier. Sur le Lozère, on fumait 2 parcelles par nuit en tournant le parc sur le coup des 4 heures du matin.

En contrepartie, le propriétaire de la parcelle ainsi fumée nourrissait les bergers (deux en général), chez lui le soir, et lui donnait le casse-croûte pour le midi. Nourritures des hommes contre excrément des bêtes. Troc primitif.

L’abri des bergers ne pouvait donc être fixe. Chacun disposait d’une sorte de niche allongée au toit pentu, munie à chaque bout de poignées pour en permettre le transport, comme on transporte un lourd brancard. Au milieu de ce qu’on pourrait appeler la façade, on avait scié un trou, juste assez grand pour permettre le passage d’un homme, qu’on obstruait du dedans au moyen de deux morceaux de planche grossièrement assemblés. A l’intérieur le berger se couchait sur une litière de paille. Un de mes cousins qualifiait ce nichoir portatif de plumier, appellation fort poétique de ce qui n’était ni un plumard ni un pucier, mais un abri individuel parmi les plus primitifs. Peut-on vraiment avoir la nostalgie de sa disparition ?

Les « pargades »[10] finirent en 1950. Déjà les paysans de Massevaques cultivaient moins de surface et se mécanisaient. Les machines – tracteurs et moto-faucheuses – ne passaient pas partout où les bœufs passaient. Bref, le parc se fixa au lieu où il est encore, chaque été. Les propriétaires, ne demandant plus qu’on fume leurs champs, ne nourrissaient plus les bergers.

Ceux-ci s’adressèrent alors au restaurant de Cabrillac. Marché conclus. Je vous fais les repas. Vous me donnez le migou. Le troc reste donc le même. Il y a cependant deux différences avec l’échange antérieur. L’une est technique : l’aide berger doit dorénavant balayer quotidiennement le parc. Il forme ainsi un énorme tas que, deux fois par été, on réduit en ensachant le migou. Journées inoubliables qui se terminaient par une baignade indispensable dans les eaux froides du Tarnon. Aimé Poujol rassemblait tout ce qu’il pouvait d’aides, distribuait les pelles, les sacs, les alènes et les ficelles coupées à bonne longueur. On se répartissait par deux. L’un tenait le sac ouvert, l’autre l’emplissait de migou avec sa longue et large pelle. La crotte de mouton sèche est une vraie poussière qui s’insinue partout dès le moindre souffle d’air. Le sac plein, on le cousait grossièrement et on chargeait le camion. Car c’est la seconde différence : le migou était vendu pour servir de nourriture aux fleurs des pépiniéristes de Grasse ou d’Antibes.

Au milieu des années 70, Aimé Poujol ne pouvant plus s’occuper de cette tâche, le restaurant continuera d’approvisionner les bergers mais moyennant paiement. La commercialisation du migou revint à Fernand Couderc, le berger responsable du troupeau. Le troc était enfin cassé, l’échange intégralement monétarisé. La nourriture des hommes n’avait plus rien à voir avec les déjections animales.

Le cycle primitif était rompu par le monde marchand : Fernand Couderc, désormais, achetait ses repas et vendait son fumier.

Fin du second encadré——————————

Lucien et Aimé

Le troupeau de Fernand

Première rénovation

Le troupeau de Bernard, à Aire de Côte

L’oustal, l’hiver

Vue de l’Aigoual – Sud

Vue de Cabrillac – Nord Est

CONCLUSION

Ce pays fut, durant deux millénaires au moins, un pays rude, âpre, sauvage au sens d’indomptable. César déjà dépeignait les farouches Gabales. Au XVI’ siècle, alors que la Réforme l’avait conquis, le chanoine Maubert le décrivait au roi comme « un pays bossu, tout monts hauts et vallées profondes, de difficile accès, qu’on appelle les Cévennes, tout rempli de gens hérétiques, libertins, infidèles, voleurs, larrons, brigands, assassinateurs, faux-monnayeurs, rebelles à votre Majesté et perturbateurs du repos public de votre royaume ».

Fin XVII’ siècle, Louis le Grand institue les Cévennes “région militaire royale”. Leurs seules frontières sont celles des comtés, duchés ou provinces avoisinants. Les Cévennes relèvent directement du roi. Cet honneur très particulier est la contrepartie d’une terreur singulière : l’automne 1703 vit les Cévennes – plus particulièrement le Bas Gévaudan – brûlées maison par maison. Le roi Soleil ordonnait la déportation des hommes, la lumière de ses incendies noircissait leurs maisons, pour certaines à jamais.

Roux “le bandit” et des centaines d’autres refusèrent, ici peut-être plus qu’ailleurs, de rejoindre les armées napoléoniennes. Il y avait plus important : les moutons à garder, les bancels à remonter, les enfants à instruire.

Plus près de nous, les jeunes du midi, refusant le S.T.O., rejoignirent un des maquis les plus actifs de la Résistance, écrivant ce qui est peut-être la dernière page de l’histoire de la liberté cévenole.

Ce pays si palpitant de vie, si jaloux de sa liberté, si orgueilleux de sa foi – ce pays n’est plus. Il est enfin administré.

Le Parc national des Cévennes, administration superposée aux autres – les communes, l’équipement, l’O.N.F. – présente ceci de paradoxal et d’un peu dérisoire, qu’on l’a institué pour compenser le vide. Pour le cacher ? L’accélérer ? Le combler ? Chacun a son opinion là-dessus.

Mais là, qu’on le redoute ou qu’on l’espère, est l’avenir obligé de la région. Parce que là seulement peuvent se prendre des décisions collectives. Les villages et les communes sont trop faibles pour demeurer des instances délibératives, des lieux de décisions.

Cabrillac est une illustration de cet état de choses. Village de paysans rythmé par les saisons, il s’est laissé emporter par la modernité, et le balancement a été trop violent entre l’hiver et l’été. Le monde moderne ne maîtrise pas si bien la nature qu’on veut bien le croire. La mort des hameaux de montagnes, ce n’est pas seulement la victoire de la civilisation urbaine, c’est aussi la revanche de la nature et de ses cycles saisonniers.

J’ai souligné combien l’alternance été-hiver avait depuis toujours scandé la vie des hommes sur l’Aigoual. Le balancier, depuis quelques décennies, s’est mis à faire des mouvements d’une amplitude telle qu’il a fini par se bloquer d’un seul côté. L’hiver, Cabrillac est désormais désert.

En même temps, les hommes, leurs activités, leurs motivations, la qualité de leur attachement à la pierre et au sol -tout cela s’est transformé en une génération ultime.

Sur des lieux demeurants à peu près inchangés, un monde s’est éteint. On sait ce qu’il était. On ne sait pas encore ce que sera le nouveau.

[1] F. Braudel. Discours de réception à l’Académie Française.

[2] D’après Robert Poujol : Vebron, histoire d’un village cévenol. Ed. Club Cévenol – Edi Sud 181.

[3] Voir les travaux d’Emmanuel Todd dont la thèse, aussi séduisante soit-elle, ne suffit pas à expliquer pourquoi dans le cas présent le Bas-Gévaudan a épousé la Réforme, au contraire du Haut Gévaudan.

[4] Lionel Bourg, Jalcreste in Itinéraires littéraires en Lozère-Cévennes. Ed. Jacques Brémond, 1989.

[5] Sur le rôle du restaurant voir aussi le hors-texte n° 2.

[6] Dans notre seule maison, on compte entre 500 et 1 100 nuitées par trimestre d’été.

[7] Les postes téléphoniques se sont multipliés et privatisés en 1977 avec l’automatique.

[8] Créé en 1970, son premier Conseil d’administration fut installé par Jacques Duhamel, alors ministre non de la Culture, mais de l’Agriculture.

[9] On trouve dans certains dictionnaires Migon : crottin de mouton.

[10] Système du parc tournant et donc mobile